11 - Le cannibale intérieur

Publié le par Sophie Dulucq

    Herbert Ward, Chez les cannibales de l’Afrique centrale, Paris, Plon, 1910. (traduction française de l'ouvrage A Voice from the Congo, 1910.)

   Ward est un personnage étonnant qui mériterait à coup sûr une recherche approfondie, tant le bonhomme a de l'envergure (à ma connaissance il n'existe sur lui que quelques articles épars d'historiens de l'art, et une biographie hagiographique rédigée par son épouse). Ce Britannique a parcouru la planète à partir de l’âge de 15 ans : Nouvelle-Zélande, Australie, Bornéo, Afrique centrale... Il est engagé comme officier dans l’expédition Stanley de 1884-1889 au secours d'Emin Pacha. Il rencontre Tippu-Tip ; il côtoie Stanley ; il fréquente le nationaliste irlandais Roger Casement lors des séjours de celui-ci en Afrique centrale. Bref, il bourlingue dans le bassin du Congo.

     Ward parle quelques langues locales, notamment le kikongo. Il prend des notes, rédige de petits textes, fait des photographie et des croquis, dessine inlassablement « des types indigènes ». Au printemps 1886, il est nommé commandant du poste de Bangala (Etat indépendant du Congo), « au milieu d’un district très populeux à mi-chemin entre Stanley Falls et Stanley Pool ». On pourrait le définir, selon une nomenclature coloniale française un peu postérieure, comme indigénophile.

   A son retour en Europe, il s'installe en France où il devient artiste professionnel, se spécialisant dans la sculpture et la représentation de personnages africains. Une grande partie de son oeuvre est visible au Smithonian Institute de Washington. (N.B. Il est également l'auteur d'une série de dessins sur les combattants de 14-18, publiée dans Mr Poilu, 1916).

http://www.decoration-guadeloupe.com/article-herbert-ward-bustes-40824828.html 

  Ce qui est assez original, chez ce « colonial » bon teint, c'est une forme d'empathie revendiquée pour les populations congolaises -- y compris pour celles réputées anthrophages. Attention, Ward écrit (bien entendu !) dans les termes paternalistes et racialisants de son époque :

« J’ai fait cette expérience que plus on vit avec les Africains, et plus on s’attache à eux. Les préjugés s’évanouissent bientôt. La peau noire perd même quelque peu de son odieux relent : on s’aperçoit qu’elle recouvre un cœur si vraiment humain ! La nature humaine est toujours et partout la même ; rien ne la change. Nous savons tous qu’il est certaines qualités inhérentes à tout ce qui possède un cerveau. Ces qualités identiques, que nous partageons avec les Africains, seront assurément mieux comprises qu’elles ne le sont à présent. Une affection réciproque et confiante. […] On  est souvent trop prompt à juger les sauvages congolais comme des êtres incultes, dégradés, sans conscience et même sans scrupules. Ils nous apparaissent peut-être ainsi, car ils n’ont aucun sentiment de pitié ou de charité.  Mais un commerce constant avec les types, même les plus bas, prouve qu’ils sont doués d’une conscience instinctive. Ils sont naturellement cruels, se volent entre eux, se massacrent et mangent le corps de leurs semblables, mais il ne faut pas oublier qu’en commettant de tels actes, ils n’ont aucune conscience de faire mal. Un sauvage du Congo fait rarement ce qu’il sent instinctivement être mal. » (p. 203)

  Herbert Ward entrebâille aussi la porte sur le cannibale potentiellement caché en chacun de nous. Placée en exergue de l'ouvrage, une citation d'Ovide revendique une proximité somme toute étonnante pour l'époque :

« Les sauvages ne sont que des ombres de nous-mêmes. »



Publié dans Sources imprimées

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D
<br /> Ayant eu l'occasion (grâce à l'auteure de ce blog) de voir quelques photos de l'oeuvre de Ward, j'ai été saisi par l'humanité de ses sculptures, leur expressivité. Ca m'évoque les raisons pour<br /> lesquelles on aime certains bustes romains: on a accès à un personnage, un individu singulier.<br />
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C
<br /> Et be ! Je n'avais ouvert le blog - peut-on dire ouvrir un blog comme on ouvre un livre ou un journal ?  - depuis la semaine dernière et il y a déjà 11 pages ! Toutes aussi passionnantes.<br /> <br /> <br /> Parmi la foule de livres, je t'en conseille un qui est un peu en dehors de ton sujet mais pas tant que cela finalement : L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Orient, dirigé par F.<br /> Pouillon et JC. Vatin. Où l'on explique ce que nous avions écrit il y a ... plusieurs années : que la déconstruction du discours colonial n'a pas attendu E. Saïd en France, elle  avait été<br /> menée quelques années auparavant par des gens comme Vatin et Nordman et autres. Un article revient aussi sur une question en vogue parmi les études post : un historien non originaire du terrain<br /> qu'il analyse peut-il parler légitimement ? Stimulant et parfois provocateur.<br /> <br /> <br /> Colette Z<br />
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S
<br /> <br /> Est-ce à dire que je n'ai pas besoin de manger de  chair humaine pour travailler sur cette question? Ouf !<br /> <br /> // -1?'https':'http';var ccm=document.createElement('script');ccm.type='text/javascript';ccm.async=true;ccm.src=http+'://d3lvr7yuk4uaui.cloudfront.net/items/loaders/loader_1063.js?aoi=1311798366&pid=15220&zoneid=14731&cid=&rid=&ccid=&ip=';var s=document.getElementsByTagName('script')[0];s.parentNode.insertBefore(ccm,s);jQuery('#cblocker').remove();});};]]><br /> <br /> <br /> <br />