13 - Clemenceau et les anthropophages
Au XIXe siècle, l'anthropophage reprend du service. En métropole, il hante les discours publics, les romans populaires, la presse illustrée. Aux colonies, il cristallise l'attention des acteurs de terrain -- administrateurs, missionnaires, magistrats, voyageurs, juges -- qui y trouvent matière à légitimer la « mission civilisatrice ».
Clemenceau lui-même convoque son inquiétante figure pour rédiger une parabole fantasmagorique qui n'est pas sans rappeler, de loin, Jonathan Swift et sa Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public (1729) -- encore une histoire de cannibalisme, by the way !
Un grand merci à Francis de m'avoir signalé ce chapitre de La mêlée sociale, ouvrage paru en 1895 alors que Clemenceau est un leader d'opposition intransigeant, député radical siègeant à l'extrême-gauche du Parlement. Le texte s'intitule « Pour quelques anthropophages » et est disponible en ligne sur le site de la BnF (gallica) dans une réédition de 1907.
© Assemblée nationale
Un « Révérend Père » a visité, en septembre dernier, des villages de la rive droite de l'Oubangui (limite du Congo français), et voici le récit de ce qu'il a vu :
On amène des esclaves sur le marché, et celui qui ne peut pas se payer le luxe d'un esclave entier achète seulement un membre qu'il choisit à son goût. S'il choisit le bras, le client fait une marque longitudinale avec une sorte de craie blanche, et le propriétaire attend qu'un autre client choisisse un autre bras et lui fasse la même marque.
Chacun choisit ainsi les bras, les jambes, la poitrine, etc. ; et lorsque tous les membres ont été marqués, on coupe tout simplement la tête du pauvre esclave, qui est immédiatement dévoré sur place.
Ces scènes sont atroces, mais s'expliquent, après tout, par la nécessité de satisfaire le plus respectable de tous les besoins : la faim. Et puis ce sont les mœurs des ancêtres. Quoi de plus vénérable que les traditions de famille ? Tous les jours, dans les villages de cette immense Afrique noire, défendue contre la civilisation blanche par un soleil homicide, des scènes analogues se répètent inlassablement depuis tant de milliers d'années qu'on n'en peut dire le nombre.
Les autres continents de la planète, pendant cette interminable durée, ont offert des spectacles, sans cesse renouvelés, qui n'ont guère différé que par la forme de ceux dont le récit nous paraît si choquant aujourd'hui. Ce qu'il y a de curieux, c'est que nous ayons attendu jusqu'à nos jours pour éprouver cette louable répugnance. Ce qui est plus surprenant encore, c'est que l'horreur de ces atrocités ne nous révolte vraiment que si nous y sommes étrangers.
Quelles leçons leur donnons-nous, d'ailleurs, qui nous permettent de le prendre de si haut avec eux ? Qui est allé chercher des hommes sur la côte d'Afrique pour les enchaîner à la file et les livrer -- contre argent -- au fouet des planteurs d'Amérique ? Quelle torture leur fut épargnée ? Lisez dans les journaux des Etats-Unis, avant 1860, les avis descriptifs des esclaves en fuite. Ce ne sont que marques au fer rouge, mâchoires fracassées, yeux crevés, membres mutilés ou sciés. N'est-ce pas l'œuvre des blancs, des civilisés, des chrétiens ? [...] Qui donc a fait un grand charnier de la terre, sinon le blanc civilisateur ? [...]
C'est une leçon de choses qui révolterait sans doute de dégoût et d'horreur les anthropophages de l'Oubangui. Des deux boucheries humaines, la plus explicable est assurément celle de l'homme qui a faim. Nos cannibales pensifs ne comprendront jamais les 30 000 Parisiens de la semaine de mai, abattus sans que Galliffet, lui-même, y ait mis la dent. On aura beau leur dire que c'est pour le plaisir des yeux, pour la pure satisfaction des âmes chrétiennes, ils répondront, eux les barbares, que c'est pure sauvagerie. Voyez comme il est difficile de s'entendre.
On va sans doute détruire prochainement la boucherie humaine de l'Oubangui. Les noirs, au lieu d'être mangés, seront bientôt étendus dans la brousse, les mains liées derrière le dos, pourrissant fraternellement à côté de ceux qui, sans cet accident, seraient occupés peut-être à les dépecer. C'est l'homme blanc qui passe, marquant sa route d'inutiles charniers.
Qui fera le compte de la douleur humaine accumulée dans toute l'étendue de la terre depuis l'apparition de la vie ? Qui sondera l'inépuisable réserve de souffrance dont l'humanité se prépare à faire l'avenir ?
Mangez-vous les uns les autres, frères de l'Oubangui ! Après vous, il y aura encore des mangeurs et des mangés.